La banquise
La banquise, le poumon de la mer
La banquise arctique est à la croisée des méridiens, centrée sur le pôle Nord. Cette banquise, qui nous paraissait lointaine et immuable, entre de plein fouet dans notre vie et nos inquiétudes, comme par effraction. On nous vole notre banquise, nos glaciers, nos ours polaires, nos certitudes… Est-ce possible ? Les Inuits, les explorateurs, les scientifiques, les écrivains, les voyageurs polaires ont chacun leur vision de la banquise. Comme les méridiens, elles convergent toutes vers le même constat : la banquise est en danger.
Banquise est le terme générique pour désigner la glace de mer, mais ce milieu si particulier a de multiples facettes. Les Inuits ont plus d’une centaine de mots pour décrire la glace de mer, la nomenclature internationale en possède plusieurs dizaines.
L’épaisseur de la banquise pourrait être comparée à la coquille de l’œuf : fine et solide à la fois.
En se refroidissant au début de l’hiver, l’air abaisse la température de l’océan par conduction. Dès qu’elle atteint -1,8° Celsius (pour une salinité de 35 g par litre), de fines aiguilles de glace se forment en surface et se soudent les unes aux autres. La mer devient laiteuse et s’épaissit de jour en jour, comme un sorbet en formation qui se transforme en un film de glace souple et mat. Avec la houle, la pellicule de glace prend l’aspect de crêpes, de grosses feuilles de nénuphar qui ondulent sur les vagues. Puis, tout se fige : le pack s’accroche à la côte, les plaques commencent à se souder, l’eau libre disparaît. Toutefois, les tempêtes peuvent encore séparer les pièces du puzzle, qui vont s’entrechoquer, se chevaucher. La surface devient un chaos en trois dimensions avec autant de reliefs en surface qu’au dessous.
Pendant ce temps, les ours polaires attendent sur la côte. Ils n’ont pas mangé depuis quatre mois, mais savent qu’il est encore trop tôt pour que la glace supporte leur poids. Les Inuits ne s’aventurent pas non plus dans ce magma, trop dangereux pour un bateau qui pourrait être broyé, trop instable pour une motoneige ou un traîneau.
Tant que les échanges entre l’atmosphère et l’océan sont possibles, la banquise continue à s’épaissir. Dès qu’elle sera stable, ours et Inuits repartiront à la chasse. Les arêtes de glace, appelées hummocks – résultant de la compression des plaques de glace – sont des endroits favorables pour rechercher les phoques marbrés. L’ours polaire a impérativement besoin de la banquise pour chasser les phoques. Il est incapable de saisir un phoque dans l’eau, il faut que les pinnipèdes soient au repos sur la glace pour qu’il puisse les approcher. Sans banquise, plus d’ours.
Au plus fort de l’hiver, la banquise couvre 14 millions de km² soit la quasi totalité de l’océan Arctique.
La banquise est aussi un lien entre les communautés humaines. Les villages inuit, distants les uns des autres de plusieurs centaines de kilomètres, ne sont pas reliés par la route, et la banquise représente la seule voie de communication. En traîneaux à chiens, en motoneige, les Inuits partent en famille rendre visite aux parents, aux amis, profitant de l’hiver pour voyager sur la banquise éclairée par la Lune. Le week-end, ils vont pique-niquer sur la glace. La banquise, terrain de jeu, terrain de chasse, autoroute des vacances ou tout simplement paysage… Si la banquise est absente ou disloquée, il leur est impossible de rendre visite aux autres communautés, de partager de bons moments en famille, d’entraîner les petits-fils à la chasse aux phoques.
Les ours polaires et les Inuits se cantonnent à proximité des îles et s’éloignent rarement à plus de 80 km de la côte. La banquise y est stable pendant plusieurs mois, soudée aux îles, coincée dans les fjords et les détroits. Au centre de l’océan Arctique, la glace de mer est sous l’influence des courants, dont le plus actif est celui qui traverse le bassin polaire central depuis le détroit de Béring jusqu’au détroit du Fram, entre le Groenland et le Svalbard.
Les explorateurs polaires ont été fascinés par la glace de mer, matière qui semble vivante, mue par les forces des courants et des vents, aux réactions imprévisibles et titanesques, le « poumon marin » décrit par Pythéas. Se déplacer sur la banquise, c’est comme naviguer au long cours. Parfois la houle se fait sentir sous les pas du marcheur polaire, comme pour lui rappeler qu’il est sur la mer.
Sous la surface, de nombreux phénomènes, dont les Inuits ne sont pas les témoins, ont une influence considérable sur la circulation océanique mondiale. La glace de mer élimine l’essentiel du sel qu’elle contient sous forme de saumure. Les eaux superficielles froides et riches en oxygène se chargent en sel : devenues plus denses, elles plongent jusqu’à 3 000 m de profondeur et se glissent sous les eaux plus chaudes. Toute masse d’eau superficielle qui s’enfonce à plusieurs centaines de mètres sous la surface met en mouvement une masse d’eau profonde et participe ainsi à la circulation thermohaline, ce « tapis roulant » qui fait le tour des océans du globe. Le temps nécessaire à cette circulation entre la plongée des eaux en Atlantique Nord et la remontée en surface dans le Pacifique Nord est estimé entre 1 300 et 1 500 ans, et le bouclage complet avec retour au point de départ pourrait prendre plus de deux millénaires. Cette circulation est d’une importance capitale pour le transfert de l’énergie, de l’oxygène et du gaz carbonique, et donc pour l’équilibre climatique de notre planète.
Dès que les premiers rayons du soleil traversent la glace de mer, la reprise de la photosynthèse permet le développement d’une prairie d’algues unicellulaires sur la face inférieure de la banquise. Les crustacés s’empressent de venir brouter cette manne, les morues viennent les gober, les phoques s’attaquent aux jeunes poissons. Avec les premières chaleurs du printemps, la fonte de la neige entraîne la formation de mares à la surface de la banquise. Véritables accumulateurs de chaleur, elles jouent un rôle non négligeable dans la dislocation de la glace de mer.
Des chenaux zèbrent la vaste étendue immaculée, des plaques partent à la dérive sous les assauts de la houle, des vents et des courants. La banquise se désintègre comme un puzzle que l’on éparpille après l’avoir terminé. Narvals, bélougas, phoques, guillemots, sternes profitent de ces ouvertures pour se nourrir abondamment de proies à nouveau accessibles. La vie explose dans ce désert glacé : la banquise est à l’origine de la chaîne alimentaire de tout l’Arctique.
La banquise, lointaine et mystérieuse, et la survie de l’ours polaire font désormais partie de nos préoccupations. La banquise des Inuits et des explorateurs est devenue celle de l’homme de la rue qui imagine que les dernières plaques de banquise éclateront comme un gigantesque bouquet final où toutes les fusées seront blanches, le problème est que c’est nous qui avons allumé la mèche.